X
LE RÈGLEMENT DE COMPTES.

Les bûchers brûlèrent toute la nuit. La foule resta très tard à la Porte d’Alcalá, même lorsque les condamnés ne furent plus que des os calcinés au milieu des flammèches et des cendres. Des bûchers rougeoyants montaient des colonnes de fumée rouge et grise qu’un coup de vent faisait parfois tournoyer, apportant jusqu’à la foule une odeur épaisse et acre de bois et de chairs brûlés.

Tout Madrid était là, depuis les honnêtes femmes mariées, les graves hidalgos et les gens de bien jusqu’à la populace. Les gamins galopaient autour des braises en dépit des alguazils qui empêchaient la foule de trop s’approcher. Les marchands et les mendiants faisaient leurs choux gras. Et tous trouvaient le spectacle saint et édifiant – du moins l’affichaient-ils en public. Malheureuse Espagne, toujours prête à oublier ses mauvais gouvernements, la perte d’une flotte des Indes ou une déroute en Europe, avec une bruyante fête, un Te Deum ou quelques bons bûchers.

— Ce spectacle est répugnant, dit Don Francisco de Quevedo.

J’ai déjà dit que le grand satiriste était extrêmement catholique, comme le voulaient son siècle et sa patrie. Mais il tempérait sa foi par une vaste culture et une belle humanité. Cette nuit-là, il regardait le feu, immobile, sourcils froncés. La fatigue du voyage se lisait sur son visage et altérait le ton de sa voix ; une fatigue qui semblait vieille de plusieurs siècles.

— Pauvre Espagne, ajouta-t-il à voix basse.

Un des bûchers s’effondra dans un nuage d’étincelles et éclaira la silhouette immobile du capitaine Alatriste, à côté du poète. La foule se mit à applaudir. Une lueur rougeâtre illuminait au loin les murs des récollets augustins et, plus près, le pilori qui se dressait au carrefour des chemins de Vicálvaro et d’Alcalá où les deux amis se tenaient un peu à l’écart. Ils étaient là depuis le début, parlant à voix basse. Ils ne se turent que lorsque les fagots et le bois se mirent à crépiter sous le cadavre d’Elvira de la Cruz, après que le bourreau eut étranglé la pauvre novice en lui donnant trois tours de corde. De tous les condamnés, le seul à être brûlé vif fut le prêtre. Il résista presque jusqu’à la fin, refusant de se réconcilier avec le religieux qui l’assistait, serein lorsque les premières flammes s’élevèrent. Dommage qu’au moment où elles commencèrent à lui lécher les chevilles – on le fit brûler avec une pieuse lenteur pour lui donner le temps de se repentir –, il perdît son calme et se mît à pousser des cris atroces. Mais qui pourrait le lui reprocher ? Tout le monde n’est pas saint Laurent, que je sache.

Don Francisco et le capitaine Alatriste avaient beaucoup parlé de moi qui dormais à poings fermés, épuisé mais enfin libre, dans notre maison de la rue de l’Arquebuse, confié aux soins maternels de Caridad la Lebrijana, comme si j’avais besoin – ce qui était effectivement le cas – de faire de mes aventures de ces derniers jours un simple cauchemar. Pendant que les bûchers brûlaient, le poète avait raconté au capitaine les péripéties de son rapide et hasardeux voyage en Aragon.

La piste qu’avait donnée le favori du roi s’était révélée être de l’or pur. Ces quatre mots qu’avait écrits Don Gaspar de Guzmán au Prado – Alquézar. Huesca. Livre vert – contenaient ce qu’il fallait pour sauver ma vie et entraver les pieds du secrétaire du roi. Alquézar n’était pas seulement le nom de notre ennemi, mais aussi celui du village aragonais dans lequel il était né et où Don Francisco s’était rendu à bride abattue par le chemin royal – crevant sous lui un cheval à Medinaceli – dans sa tentative désespérée de gagner cette course contre le temps. Quant au livre vert, ou livre terrier, c’est ainsi qu’on appelait les catalogues, relations et registres familiaux qui se trouvaient entre les mains des particuliers ou des curés et qui servaient de preuves d’ascendance. Une fois arrivé à Alquézar, Don Francisco avait pu, grâce au prestige de son nom et à l’argent du comte de Guadalmedina, fureter dans les archives locales. C’est là qu’à sa grande surprise et pour son plus grand plaisir et soulagement, il avait trouvé confirmation de ce que le comte d’Olivares savait déjà grâce à ses espions particuliers : le sang de Luis d’Alquézar n’était pas pur, car dans sa généalogie apparaissait – comme pour la moitié de l’Espagne d’ailleurs – une branche juive que les documents disaient convertie à partir de l’an mille cinq cent trente-quatre. Ces ancêtres d’origine hébraïque auraient dû priver le secrétaire de son rang. Mais à une époque où jusqu’à la pureté du sang s’achetait à tant le grand-père, tout cela avait été opportunément oublié quand on avait réuni les preuves et documents nécessaires pour que Luis d’Alquézar accède à la charge de haut fonctionnaire à la cour. La supercherie était d’autant plus condamnable qu’il portait l’habit de chevalier de l’ordre de Calatrava et que celui-ci n’admettait dans ses rangs que des chrétiens de vieille souche dont les aïeux ne s’étaient jamais avilis en se livrant à des travaux manuels. La publication de cette nouvelle – un simple sonnet de Quevedo aurait suffi –, appuyée par le livre vert que le poète avait obtenu du curé d’Alquézar en échange d’un joli rouleau d’écus d’argent, pouvait déshonorer le secrétaire du roi, lui faire perdre son habit de l’ordre de Calatrava, sa charge à la cour et la majeure partie de ses privilèges de gentilhomme. Naturellement, l’Inquisition et le père Emilio Bocanegra, comme Olivares, étaient au courant. Mais dans un monde vénal, fait d’hypocrisie et de mensonge, les puissants, les vautours, les envieux, les poltrons et les canailles se serrent les coudes. Dieu Notre Seigneur les a tous créés et notre pauvre Espagne en eut toujours tout son comptant.

— Dommage que vous n’ayez pu voir sa tête, capitaine, quand je lui ai montré le livre vert – la voix couverte du poète trahissait sa fatigue ; il portait encore son habit de voyage poussiéreux et aux bottes ses éperons tachés de sang. Luis d’Alquézar est devenu plus blanc que les papiers que je lui ai mis entre les mains. Puis il est devenu tout rouge, et j’ai eu peur qu’il ne me fasse un coup de sang… Mais il fallait sortir Inigo de là. Impatient, je me suis donc approché un peu plus et je lui ai dit : « Monsieur le secrétaire du roi, nous n’avons pas de temps à perdre en vaines palabres. Si vous ne sauvez pas le petit, vous êtes perdu…» Le fait est qu’il n’a même pas essayé de discuter. Le gredin avait compris, aussi clairement que nous devrons tous rendre un jour des comptes au Tout-Puissant.

C’était parfaitement vrai. Avant que le greffier ne prononce mon nom, et avec une diligence qui disait beaucoup en faveur de ses qualités de secrétaire du roi ou de ce qu’on voudra, Alquézar était sorti de sa loge comme une balle de mousquet et avait couru retrouver le père Emilio Bocanegra, stupéfait, avec qui il échangea rapidement quelques mots à voix très basse. Le visage du dominicain était passé successivement de la surprise à la colère et au dépit. Ses yeux vengeurs auraient foudroyé Don Francisco de Quevedo si celui-ci, épuisé par le voyage, tendu à cause du péril qui me menaçait encore, et décidé à aller jusqu’au bout, même s’il avait fallu le faire séance tenante et à grands cris, ne s’était pas moqué éperdument de tous les regards assassins du monde. Finalement, après s’être essuyé le front avec son mouchoir, de nouveau pâle comme si le barbier venait de le saigner consciencieusement, Alquézar était revenu lentement à la loge où attendait le poète. Par-dessus son épaule, Quevedo vit comment, plus loin en arrière, sur l’estrade des inquisiteurs, frémissant encore de dépit et de colère, le père Emilio Bocanegra appelait le greffier. Celui-ci, après avoir écouté respectueusement, prit le papier qu’il s’apprêtait à lire avec ma sentence et le mit à part, l’archivant à tout jamais.

Un autre bûcher s’effondra dans une gerbe d’étincelles qui retombèrent dans la noirceur, avivant la lueur qui éclairait les deux hommes. Diego Alatriste était immobile à côté du poète, regardant fixement les flammes. Sous le bord de son chapeau, sa forte moustache et son nez aquilin rendaient encore plus maigre son visage, hâve à cause de la fatigue de la journée et aussi de sa blessure toute fraîche à la hanche qui, sans être grave, le gênait.

— Dommage, murmura Don Francisco, que je ne sois pas arrivé à temps pour la sauver elle aussi.

Il montrait le bûcher le plus proche et semblait honteux du sort qu’on avait réservé à Elvira de la Cruz. Pas de lui-même, ni du capitaine, mais de tout ce qui avait amené jusque-là cette pauvre fille, en plus de détruire sa famille. Honteux, peut-être, de cette terre où il lui avait été donné de vivre : méchante, cruelle, éblouissante dans ses gestes de grandeur stérile, mais indolente et vile au quotidien. Sa droiture d’âme et sa stoïque résignation à la Sénèque, très sincèrement chrétienne, ne suffisaient pas à le consoler. Car être lucide et espagnol va depuis toujours de pair avec une grande amertume et bien peu d’espérance.

— Enfin, conclut Quevedo, c’était la volonté de Dieu.

Diego Alatriste ne lui répondit pas tout de suite. Volonté de Dieu ou du diable, il se taisait et regardait les bûchers et les silhouettes des argousins et des curieux qui se découpaient sur un fond sinistre de flammes. Il n’avait pas encore voulu aller me voir rue de l’Arquebuse, bien que Quevedo puis Martin Saldana, qu’ils allèrent chercher dans l’après-midi, lui aient dit qu’il n’avait rien à craindre pour le moment. Tout semblait s’être arrangé avec tant de discrétion qu’on ne parla même pas du malandrin occis dans la ruelle. Quant à Gualterio Malatesta, il semblait s’être volatilisé. À peine sa blessure pansée dans la boutique de Fadrique le Borgne, Alatriste s’était dirigé avec Quevedo vers le bûcher de la Porte d’Alcalá. Et il y resta avec le poète jusqu’à ce qu’Elvira de la Cruz ne soit plus que cendres et os noircis sur les braises de son bûcher. Un instant, parmi la foule, le capitaine crut reconnaître l’ombre fantomatique du fils aîné, Jerónimo de la Cruz, unique survivant de la famille décimée. Mais l’obscurité et le va-et-vient des curieux s’étaient aussitôt refermés sur lui qui couvrait le bas de son visage, si c’était bien lui.

— Non, dit enfin Alatriste.

Il avait tellement tardé à parler que Don Francisco n’attendait déjà plus de réponse. Il regarda le capitaine, surpris, cherchant à comprendre ce qu’il voulait dire. Mais le capitaine continuait à regarder le feu, impassible. Et ce n’est que plus tard, au bout d’un autre long silence, qu’il se retourna lentement vers Quevedo :

— Dieu n’a rien à voir avec ça.

À la différence des besicles du poète, ses yeux clairs ne reflétaient pas la lumière des bûchers et ressemblaient plutôt à deux flaques d’eau gelée. Les dernières flammes faisaient danser des ombres et des lueurs rougeâtres sur son profil taciturne, affilé comme la lame d’un couteau.

Je faisais semblant de dormir. Caridad la Lebrijana était assise au chevet du lit où je m’étais couché après avoir dîné et pris un bain chaud dans un baquet de la taverne. Elle veillait sur mon repos tout en reprisant à la lumière d’une chandelle le linge de corps du capitaine. Je fermais les yeux, jouissant de la tiédeur du lit, dans un heureux demi-sommeil qui me permettait de ne pas répondre aux questions ni de parler de ma récente aventure dont le seul souvenir – je ne pouvais pas oublier cet infâme san-benito – me rongeait encore de honte. La chaleur des draps, la bienveillante compagnie de la Lebrijana, me savoir à nouveau entouré d’amis et surtout la possibilité de rester tranquille, les yeux fermés, tandis que le monde tournait, oublié de moi, me plongèrent dans une léthargie proche de la félicité, d’autant plus que personne dans ma prison n’avait pu m’arracher un mot qui puisse incriminer Diego Alatriste.

Je n’ouvris pas davantage les yeux quand j’entendis ses pas dans l’escalier, pas même lorsque, étouffant une exclamation, la Lebrijana jeta à terre son ouvrage et se précipita dans ses bras. J’entendis leur conversation étouffée, les baisers sonores de la tenancière, le murmure de protestation du capitaine, de nouveaux chuchotements et finalement le bruit de la porte qui se refermait et de pas qui descendaient l’escalier. Je croyais être resté seul lorsque, après un long silence, les bottes du capitaine résonnèrent à nouveau sur le sol, s’approchant de mon lit jusqu’à s’arrêter à côté de moi.

Je faillis ouvrir les yeux, mais je ne le fis point. Je savais qu’il m’avait vu sur la place parmi les condamnés, couvert de honte. Il ne pouvait pas oublier non plus que, pour lui avoir désobéi, je m’étais fait prendre comme une linotte, la nuit de l’attaque du couvent des bienheureuses adoratrices. Bref, je ne me sentais pas assez fort pour affronter ses questions ou ses reproches, pas même le silence de son regard. Je restai donc immobile, respirant régulièrement pour lui faire croire que j’étais endormi.

Un long moment passa. Il m’observait sans doute à la lumière de la chandelle que la Lebrijana avait laissée allumée. On n’entendait aucun bruit, pas même son souffle, rien. Au moment où je commençais à douter de sa présence, je sentis le contact de sa main, sa paume rude qui se posa un moment sur mon front avec une tendresse chaude, inespérée. Il la laissa ainsi quelque temps, puis la retira brusquement. Les pas s’éloignèrent de nouveau et j’entendis le bruit du placard qui s’ouvrait, le choc d’un verre et d’une carafe de vin, une chaise qu’on tire.

J’entrouvris les yeux, avec précaution. Dans la faible lumière de la chambre, je vis que le capitaine s’était débarrassé de sa journade, de son pourpoint et de son épée. Assis à la table, il buvait en silence. Le vin glougloutait de temps en temps quand il remplissait son verre. Alatriste buvait lentement, méthodiquement, comme s’il n’avait rien d’autre à faire dans ce monde. La lumière jaunâtre de la chandelle éclairait la tache claire de sa chemise, les traits de son visage, ses cheveux courts, une pointe dressée de sa moustache de soldat. Silencieux et immobile, sauf pour boire, il avait laissé la fenêtre ouverte et l’on devinait dans les ténèbres les cheminées et les toits voisins. Une étoile solitaire brillait dans le ciel, immobile, silencieuse et froide. Alatriste avait les yeux rivés sur l’obscurité, sur le vide ou sur ses propres fantômes vaguant dans la pénombre. Je connaissais bien son regard quand le vin le troublait et j’étais capable de l’imaginer sans peine en ce moment : glauque, absent. À sa ceinture, le bandage était trempé et une tache de sang grandissait très lentement, teignant de rouge sa chemise blanche. Il semblait aussi résigné et seul que l’étoile qui scintillait dehors, dans la nuit.

Deux jours plus tard, le soleil brillait dans la rue de Tolède et le monde était de nouveau vaste et rempli d’espérances. La vigueur de ma jeunesse bondissait dans mes veines. Assis à la porte de la Taverne du Turc, m’exerçant à la calligraphie avec l’écritoire que le licencié Calzas continuait à m’apporter de la place de la Provincia, je voyais la vie avec cet optimisme et cette promptitude à reprendre le dessus que donnent la santé et la jeunesse après un malheur. De temps en temps, je levais les yeux vers les commères qui vendaient des légumes de l’autre côté de la rue, les poules qui picoraient les ordures ou les galopins qui se poursuivaient entre les montures et les voitures. J’écoutais la rumeur des conversations dans la taverne. Bref, j’étais le garçon le plus satisfait du monde. Et même les vers que je copiais me paraissaient être les plus beaux qui aient jamais été écrits :

Elle fermera mes yeux jusqu’au bout de la nuit cette ultime lueur qui m’emporte le jour, et mon âme pourra dénouer sans détour une heure de bonheur à son anxieux désir…

Ils étaient de Don Francisco de Quevedo et ils me parurent si beaux quand je les lui entendis réciter sans façon, entre deux gorgées de San Martin de Valdeiglesias, que je n’hésitai pas un instant à lui demander la permission de les recopier de ma plus belle écriture. Don Francisco était dans la taverne avec le capitaine et les autres habitués : le licencié Calzas, le père Ferez, Juan Vicuna et Fadrique le Borgne, fêtant avec plusieurs pichets de bon vin, des saucisses et du lièvre la fin heureuse de cette vilaine affaire dont personne ne voulait parler mais que tous avaient à l’esprit. L’un après l’autre, ils m’avaient caressé les cheveux ou donné une tape amicale en entrant. Don Francisco vint avec un Plutarque pour que je pratique la lecture, le père Ferez un rosaire en argent, Juan Vicuna une boucle de bronze qu’il avait portée en Flandre et Fadrique le Borgne – qui était plutôt de la confrérie des pingres – avec une once d’une certaine composition de son cru, parfaite, disait-il, pour épaissir le sang et rendre ses couleurs à un tout jeune homme qui avait connu récemment tant d’épreuves. J’étais donc le garçon le plus fier et le plus heureux d’Espagne quand, trempant l’une des bonnes plumes d’oie du licencié Calzas, je continuais à copier :

Mais cette autre part jamais de cette rive laissera la mémoire, là où elle brûlait. Ma flamme sur l’eau fraîche nagera à jamais, insolente elle ne craint que la loi la poursuive…

J’en étais rendu à ce vers lorsque, levant les yeux une fois de plus, ma main resta en suspens et une goutte d’encre tomba sur le papier comme une larme. Une voiture familière s’approchait dans la rue de Tolède, noire, sans armoiries sur la portière, avec un sévère cocher derrière ses deux mules. Lentement, comme si je me trouvais perdu dans un rêve, je laissai de côté papier, plume, encrier et sablier. Je me levai, puis restai aussi immobile que si la voiture avait été une apparition qu’un geste mal calculé de ma part aurait pu chasser. La voiture arriva à ma hauteur et je vis à la fenêtre ouverte une main blanche et parfaite, puis les boucles blondes et les yeux couleur des ciels de Diego Velázquez de la petite fille qui avait bien failli m’envoyer au bûcher. Tandis que la voiture passait devant la Taverne du Turc, Angélica d’Alquézar me regarda fixement, d’une manière qui, je le jure devant Dieu, me donna des frissons le long de la colonne vertébrale et fit s’arrêter mon cour qui battait à grands coups, comme ensorcelé. Sans réfléchir, je posai la main sur mon cœur, regrettant sincèrement de ne plus porter la chaîne en or et le talisman qu’elle m’avait donnés pour me faire condamner à mort. Si le Saint-Office ne me les avait pas arrachés, je jure par le sang du Christ que j’aurais continué à les porter au cou avec l’orgueil d’un amoureux.

Angélica comprit mon geste. Car son sourire, cette moue diabolique que j’adorais, éclaira sa bouche. Puis elle frôla ses lèvres du bout de ses doigts, comme pour m’envoyer un baiser. Et la rue de Tolède, et Madrid, et la terre entière se transformèrent en une délicieuse harmonie qui me donna l’ivresse d’être vivant.

Je restai immobile longtemps après que la voiture eut disparu au fond de la rue. Puis, prenant une plume neuve, je la lissai sur mon pourpoint et terminai de copier le sonnet de Don Francisco :

Ame à qui tout un dieu a été la prison, veines qui ont nourri l’intense flamboiement, humeurs qui ont brûlé aussi glorieusement, vous laisserez son corps, mais non son attention ; car cendres vous serez quoique avec sentiment et si poussière donc, poussière d’un amant.

La nuit tombait, mais il y avait encore assez de jour pour qu’il ne soit pas nécessaire de faire de la lumière. L’Auberge du Lansquenet se trouvait dans une rue sale et puante, bien mal nommée la rue du Printemps, près de la fontaine du Lave-pieds où se trouvaient les plus misérables tavernes, gargotes et bordels de Madrid. Des cordes à linge traversaient la rue et l’on entendait par les fenêtres les discussions entre voisins et les pleurs des enfants. Dans l’entrée s’amoncelait du crottin et Diego Alatriste dut faire attention à ne pas salir ses brodequins quand il entra dans la cour où une charrette démantibulée, privée de roues, reposait sur ses essieux posés sur des pierres. Il jeta un bref coup d’œil autour de lui, puis il prit l’escalier. Après avoir monté une trentaine de marches et croisé quatre ou cinq chats qui filèrent entre ses jambes, il arriva au dernier étage sans être inquiété. Une fois rendu sur le palier, il se mit à examiner les portes de la galerie. Si les informations de Martin Saldana étaient justes, il s’agissait de la dernière sur la droite, juste dans l’angle du corridor. Il s’avança vers elle aussi silencieusement que possible, en même temps qu’il ramenait sur lui la cape qui dissimulait son gilet de buffle et son pistolet. Des pigeons roucoulaient sous le toit, seul bruit qu’on entendait dans cette partie de la maison. De l’étage d’en bas montait un fumet de ragoût. Une servante chantonnait quelque part. Alatriste s’arrêta, chercha des yeux par où il pourrait battre en retraite si c’était nécessaire, s’assura que son épée et sa dague étaient bien là où il fallait, puis il sortit son pistolet de sous son ceinturon et, après avoir vérifié l’amorce, souleva le chien avec son pouce. L’heure était venue de régler les comptes. Il lissa sa moustache avec deux doigts, dégrafa sa cape, puis ouvrit la porte.

C’était une chambre misérable. Elle sentait le renfermé et la solitude. Quelques cafards déjà levés couraient sur la table parmi les restes de nourriture, comme des pillards après une bataille. Il y avait deux bouteilles vides, une cruche d’eau et des verres ébréchés, des vêtements sales sur une chaise, un pot de chambre à moitié plein par terre, un pourpoint, une cape et un chapeau noirs accrochés au mur. Et aussi un lit, avec une épée sur l’oreiller. Dans ce lit se trouvait Gualterio Malatesta.

Si l’Italien avait fait le moindre geste de surprise ou de menace, Alatriste l’aurait sûrement expédié dans l’autre monde sans autre préambule avec son pistolet, à bout portant. Mais Malatesta regarda fixement la porte comme s’il avait du mal à reconnaître l’homme qui venait d’entrer. Sa main droite ne bougea pas d’un pouce dans la direction du pistolet armé qu’il avait posé sur ses draps. Appuyé sur un oreiller, il avait assez triste mine, ce qui rendait encore plus patibulaire que de coutume son visage émacié par la souffrance et une barbe de trois jours : les sourcils enflés par une plaie mal refermée, un pansement sale sous la joue gauche, les mains et le visage gris comme cendre. Son torse nu était couvert de bandages imprégnés de sang séché et dans les taches brunes qui s’étalaient sur eux, Alatriste compta au moins trois blessures. Le sicaire n’avait pas eu le beau rôle dans l’escarmouche de la ruelle.

Son pistolet braqué sur lui, le capitaine ferma la porte et s’approcha du lit. Malatesta semblait l’avoir enfin reconnu, car son regard brillant et fiévreux s’était durci. Sa main s’efforçait faiblement d’empoigner le pistolet. Alatriste lui mit le canon du sien à deux pouces de la tête, mais l’ennemi était trop épuisé pour lutter. Il avait certainement perdu beaucoup de sang. Comprenant l’inutilité de ses efforts, il se contenta donc de redresser sa tête qui était enfoncée dans l’oreiller et, sous la moustache à l’italienne, bien mal soignée à présent, apparut le trait blanc du dangereux sourire que le capitaine avait appris à connaître à ses dépens. Fatigué, il est vrai. Crispé dans un rictus de douleur. Mais c’était bien la grimace avec laquelle Gualterio Malatesta paraissait toujours prêt à vivre ou à descendre aux enfers.

— Tiens donc, mais si ce n’est pas le capitaine Alatriste… murmura-t-il.

Il avait parlé d’une voix faible et voilée, mais en articulant bien les mots. Ses yeux noirs et fébriles étaient rivés sur le capitaine, indifférents au canon du pistolet qui le tenait en joue.

— A ce que je vois, continua l’Italien, vous avez la charité de visiter les malades.

Il rit doucement. Le capitaine soutint un moment son regard, puis écarta son pistolet, sans lâcher le chien.

— Je suis bon catholique, répondit-il, moqueur.

En entendant cette réponse, Malatesta partit d’un petit rire grinçant qui s’éteignit dans une quinte de toux.

— C’est ce qu’on dit, fit-il quand il eut retrouvé son souffle. C’est ce qu’on dit… Quoique, ces derniers jours, vous ayez eu des hauts et des bas.

Il continua quelque temps à soutenir le regard du capitaine, puis, de la main qui n’avait pas été capable d’empoigner le pistolet, il montra le pichet posé sur la table.

— Auriez-vous l’obligeance de me donner un peu d’eau ?… Ainsi vous pourrez vous vanter d’avoir aussi donné à boire à ceux qui ont soif.

Après un instant de réflexion, Alatriste s’avança lentement vers la cruche et s’en saisit, sans quitter des yeux son ennemi. Malatesta but deux longs traits en l’observant par-dessus le pichet.

— Ainsi vous venez donc me tuer, reprit-il. Ou peut-être espérez-vous que je vous conte les détails de vos dernières aventures ?

Il avait posé la cruche à côté de lui et s’essuyait faiblement la bouche du revers de la main. Son sourire était celui d’un serpent pris au piège : dangereux jusqu’au dernier souffle.

— Je n’ai pas besoin que vous me racontiez quoi que ce soit.

Alatriste avait haussé les épaules. Tout est parfaitement clair : le piège du couvent, Luis d’Alquézar, l’Inquisition… Tout.

— Diable. Alors vous venez simplement me tuer, sans autre forme de procès.

— Oui.

Malatesta semblait réfléchir. La situation ne lui paraissait guère prometteuse.

— De ne rien avoir de neuf à vous dire, conclut-il, va donc abréger ma vie.

— Plus ou moins – c’était maintenant au tour du capitaine d’afficher un sourire dur et menaçant. Mais je vous ferai l’honneur de considérer que vous n’êtes pas porté aux bavardages inutiles.

Malatesta soupira et changea péniblement de position en tâtant ses pansements.

— Trop aimable de votre part – dit-il, résigné, en montrant l’épée qui pendait au-dessus de son oreiller. Dommage que je ne puisse vous rendre la pareille en vous épargnant d’avoir à me tuer dans mon lit, comme un chien… Vous avez bien ferraillé l’autre jour, dans cette maudite ruelle.

Il bougea encore pour trouver une meilleure position. En ce moment, il ne semblait pas avoir plus de rancune envers Alatriste que celle que requérait son métier. Mais ses yeux noirs et fébriles étaient toujours alertes.

— J’y pense… On dit que le petit a sauvé sa peau. Est-ce vrai ?

— Oui.

Le sourire du sicaire s’élargit.

— J’en suis heureux, ma parole. C’est un brave garçon. Vous auriez dû le voir la nuit du couvent, quand il essayait de me tenir en respect avec une dague… Qu’on me pende si j’ai trouvé plaisir à le conduire à Tolède, moins encore sachant ce qui l’attendait. Mais vous savez comment sont les choses. Celui qui paye commande.

Son sourire était redevenu railleur. Il regardait parfois en coulisse le pistolet toujours posé sur les draps et le capitaine n’eut pas le moindre doute qu’il s’en serait servi s’il en avait eu l’occasion.

— Vous êtes, dit Alatriste, un fils à putain et un coquin.

L’autre le regarda avec une surprise qui paraissait sincère.

— Alatriste. À vous entendre, vous seriez devenu une vraie sœur Clarisse.

Il y eut un silence. Le doigt toujours posé sur le chien de son pistolet, le capitaine regarda longuement autour de lui. La chambre de Gualterio Malatesta lui rappelait trop la sienne pour qu’il puisse rester indifférent. Et d’une certaine manière, l’Italien avait raison. Ils n’étaient pas si éloignés l’un de l’autre.

— Vous ne pouvez vraiment pas sortir de ce lit ?

— Je vous jure que non…

Malatesta le regardait maintenant avec une attention renouvelée.

— Qu’est-ce qui vous arrive ?… Vous cherchez un prétexte ? – son sourire s’élargit de nouveau, blanc et cruel. Si cela peut vous aider, je peux vous parler de ceux que j’ai expédiés dans l’autre monde, sans leur donner le temps de faire leurs dernières prières… Éveillés ou endormis, de face ou de dos, et plus souvent de dos. N’ayez pas de scrupules – le sourire céda la place à un petit rire étouffé, grinçant, méchant. Nous faisons tous les deux le même métier.

Alatriste regardait l’épée de son ennemi. La coquille portait autant de marques de coups que la sienne. Tout est hasard, se dit-il. Tout dépend de la façon dont tombent les dés.

— Je vous serais très reconnaissant, proposa-t-il, d’essayer de vous saisir du pistolet ou de cette épée.

Malatesta le regarda fixement avant de secouer lentement la tête.

— Pas question. Je suis peut-être en charpie, mais je ne suis pas un imbécile. Si vous voulez me tuer, appuyez sur ce chien et qu’on en finisse… Avec un peu de chance, j’arriverai en enfer pour le dîner.

— Je n’ai pas l’âme d’un bourreau.

— Alors, de l’air. Je suis trop faible pour discuter.

Il laissa retomber sa tête sur son oreiller, ferma les yeux en sifflotant son tiruli-ta-ta, comme s’il se désintéressait de son sort. Alatriste demeurait debout, pistolet à la main. Par la fenêtre, il entendit l’horloge d’une église sonner au loin. Malatesta cessa de siffloter. Il se passa la main sur ses sourcils enflés, sur son visage grêlé par la petite vérole et les cicatrices, puis il regarda de nouveau le capitaine.

— Et quoi ?… Vous vous décidez ?

Alatriste ne répondit pas. La situation commençait à friser le grotesque. Lope de Vega lui-même n’aurait pas osé représenter une telle scène, de peur de se faire siffler par les mousquetaires du cordonnier Tabarca. Le capitaine s’approcha du lit, les yeux fixés sur les blessures de son ennemi. Elles puaient et avaient fort vilaine apparence.

— Ne vous faites pas d’illusions, dit Malatesta, croyant lire dans ses pensées. Je m’en sortirai. Nous autres, gens de Païenne, nous sommes coriaces. Alors finissez-en une bonne fois, foutre Dieu.

Il voulait le tuer. Sans aucun doute. Diego Alatriste voulait tuer cette dangereuse canaille qui avait tellement menacé sa vie et celle de ses amis. Lui laisser la vie sauve serait aussi suicidaire que de laisser un serpent venimeux dans la chambre où l'on compte passer la nuit. Il voulait et il devait tuer Gualterio Malatesta, mais pas de cette manière, sinon les armes à la main et face à face, écoutant son souffle pendant la lutte, puis le râle de son agonie. C’est alors qu’il se dit que rien ne pressait, que tout pouvait très bien attendre. En fin de compte, l’Italien avait beau dire, ils n’étaient pas exactement semblables. Peut-être l’étaient-ils devant Dieu, devant le diable ou devant les hommes. Mais pas dans leur for intérieur ni dans leur conscience. Égaux en tout, sauf dans la manière de voir les dés sur le tapis. Égaux, si ce n’est que Malatesta aurait déjà tué depuis longtemps Diego Alatriste s’il s’était trouvé à sa place, alors que le capitaine restait là, l’épée dans son fourreau, le doigt indécis posé sur le chien de son pistolet.

Tout à coup, la porte s’ouvrit sur une femme encore jeune, vêtue d’une blouse et d’une méchante basquine grise. Elle apportait des draps propres dans un panier et une dame-jeanne de vin. Quand elle vit l’intrus, elle étouffa un cri et lança un regard d’épouvante à Malatesta. La dame-jeanne tomba à ses pieds et se cassa dans sa clisse d’osier. Terrorisée, la femme était incapable de bouger ou de dire un mot. Diego Alatriste comprit aussitôt que cette peur n’était pas pour elle-même, mais pour cet homme grièvement blessé allongé dans ce lit. Après tout, se dit-il avec un sourire intérieur, même les serpents ont besoin de compagnie. Et ils s’accouplent.

Il observa calmement la femme. Elle était mince et vulgaire. Malgré sa jeunesse, elle semblait fatiguée, avec des cernes autour des yeux que seule une certaine sorte de vie peut donner. Pardieu, elle n’était pas sans lui rappeler Caridad la Lebrijana. Le capitaine regarda le vin de la dame-jeanne brisée qui se répandait comme du sang sur les carreaux. Puis il pencha la tête, désarma précautionneusement le chien de son pistolet qu’il glissa sous son ceinturon. Ses gestes étaient lents, comme s’il craignait d’oublier quelque chose ou comme s’il avait la tête ailleurs. Puis, sans dire un mot ni se retourner, il écarta doucement la femme et sortit de cette chambre qui sentait la solitude et la défaite, si semblable à la sienne et à ces lieux qu’il avait connus tout au long de sa vie.

Arrivé sur la galerie, il agrafa sa cape et se mit à rire en descendant l’escalier qui menait à la rue. Comme Malatesta avait ri un jour près de l’Alcázar, sous la pluie, quand il était venu prendre congé de moi après l’aventure des deux Anglais. Et son rire, comme celui de Malatesta, continua à résonner derrière lui longtemps après qu’il eut disparu.